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Oui, le français standard mérite sa place en Louisiane

Dernière mise à jour : 24 juin 2020

Bennett Boyd Anderson III | Broussard, Louisiane


Ceux qui connaissent la communauté franco-louisianaise et ses nombreux débats interminables sauront également que l’une des questions les plus débattues est de savoir à quel point le français standard devrait avoir une présence dans la refrancisation de la Louisiane. 

Pour comprendre ce débat, il faut se familiariser avec l’histoire du CODOFIL dans les années 1970 et 1980, pendant lesquelles le CODOFIL a importé de nombreux professeurs de langue française de France, de Belgique et du Québec, dont beaucoup étaient dédaigneux, sinon désapprobateurs, du parler natif louisianais ; ils n’ont accepté que le français standard. Cela a laissé aux Louisianais a.) de mauvais souvenirs de ces profs de l’étranger qui leur ont fait honte de leur parler louisianais et b.) une croyance que le français standard est lui-même de l’étranger, que ceux qui le parlent sont de l’étranger, et que la présence ou l’enseignement du français standard menace la survivance du français louisianais. 

La première conception est indéniablement vraie et devrait être reconnue comme telle ; c’est difficile de nier, surtout du point de vue nord-américain*, que les francophones de toutes sortes ont tendance à hiérarchiser les autres locuteurs selon leur façon de parler, et on ne doit pas minimiser l’effet de ses actions perfides sur la mentalité franco-louisianaise. 

Mais la deuxième conception, que le français standard est quelque chose d'étranger à la Louisiane et ses habitants, est fausse. 

De plus en plus je me trouve en désaccord avec la conception commune selon laquelle le français louisianais se retrouve d’un côté et le français standard se positionne de l’autre. Il serait plus précis de présenter le français louisianais comme une courtepointe, un patchwork qui englobe de nombreux carrés—des parlers très régionaux jusqu’au, eh oui, le français standard lui-même—de la même façon que le français standard n’est qu’une des nombreuses variétés de français parlées en France. 

Comme toutes les langues, le français louisianais ne se définit pas seulement par le parler employé dans le foyer ; le terme « français louisianais » devrait comprendre tout registre du français parlé et écrit par des Louisianais dans une variété de contextes et de situations, en tenant compte des différences de région, de chronologie et de statut socio-économique. Et c’est un point important, crucial même, car historiquement les Louisianais n’écrivaient que rarement de la même manière dont ils parlent à l’oral. 



On a donc deux options. La première : que les Louisianais ont écrit dans un dialecte différent du leur et qu’ils ont considéré comme étranger, c-à-d qu’ils parlaient en « français louisianais » mais écrivaient en « français standard », et qu’ils étaient conscients et peut-être irrités de ce fait ; 

Et la deuxième : que les Louisianais, tout comme reconnaissant que leur manière de parler pouvait différer de leur manière d’écrire, ont attribué ces différences au registre et à l’éducation plutôt qu’au dialecte et ne s’en préoccupaient donc pas beaucoup. Ils ont changé, de façon naturelle, de registre au besoin—comme font beaucoup d’Américains lorsque leur parler régional diffère du standard américain répandu. 

Cette deuxième option me semble beaucoup plus logique que la première, notamment car il est rare au sens linguistique de ne pas avoir des différences (parfois considérables) entre les langues écrite et parlée. En plus, je soupçonne que la très grande majorité des locuteurs de n’importe quelle langue ne considèrent pas leur façon d’écrire comme un « dialecte différent » de leur façon naturelle de parler, même si un linguiste l’étiquetterait comme tel. (Par exemple, personne ne dirait de façon sérieuse qu’il parle « anglais mississippien » à la maison mais qu’il écrit en « anglais standard » au bureau—même s’il existe des différences légitimes et parfois grandes entre les anglais du Mississippi, du Sud et des États-Unis en général, et même si cette personne est consciente de ces différences.) 

Pourquoi ? Parce que ce sont en grande partie des questions de registre et non pas de dialecte. 


L'ancien « Abeille de la Nlle-Orléans »

La manière dont on parle à sa sœur ou ses amis n’est pas forcément pareille que celle avec laquelle on mène un entretien d’embauche, écrit un article de journal ou s’adresse au Président des États-Unis. En plus, la façon de parler chez la bourgeoisie n’est pas la même façon dont on parle chez les ouvriers. Mais puisque les Louisianais n’emploient plus le français pour mener des entretiens d’embauche ou écrire des articles depuis longtemps, et parce que la bourgeoisie louisianaise s’est américanisée des décennies avant la classe ouvrière, on a perdu nos registres formels tout en gardant les registres les plus informels qui s’emploient dans le foyer. À bien des égards, ces registres informels, remplis de régionalismes et d’expressions idiomatiques uniquement louisianais, sont les plus proches de nos cœurs, mais il n’y a aucune raison à croire que les Créoles du XIXe siècle, uniquement de tous les peuples du monde, n’ont utilisé qu’un seul registre (et celui du foyer) pour chaque situation qu’ils pouvaient se rencontrer. Nos registres vernaculaires, même si bien aimés, ne représentent donc pas la courtepointe du français louisianais dans son état complet. 

Et les carrés manquants dans cette courtepointe ont été autrefois remplis par le français standard de cette époque—et sinon par le français standard, au moins par un français très standardisé, rempli de mots que les Louisianais de nos jours n’emploient que rarement, ou jamais, dans le vernaculaire. Et nous avons toutes les raisons à croire que nos ancêtres pourraient comprendre ces mots qui ne se disent plus en Louisiane, car sinon ils n’auraient pas pu lire même leurs propres journaux, romans et pièces de théâtre (sans parler de tout le matériel européen ou québécois qu’on sait avoir été consommé par les Créoles de la Louisiane). 

Allons examiner, pour employer une phrase du vernaculaire, deux phrases qui partagent la même signification : 

« Je vas au magasin asteur ».

« Je vais au magasin maintenant ».

Si je vous posais la question : laquelle est louisianaise ?, la bonne réponse serait que les deux phrases sont louisianaises, mais elles s’emploient de différentes manières. La première phrase est beaucoup plus naturelle dans le vernaculaire ; je la dirais moi-même. Mais la grande majorité des lettres et des romans écrits par des Louisianais emploierait la deuxième phrase. Le mot « maintenant » est beaucoup plus présent dans la littérature louisianaise que le mot « asteur », même si « asteur » est beaucoup plus présent à l’oral. Dire que « Je vas au magasin asteur » est louisianais mais que « Je vais au magasin maintenant » ne l’est pas serait donc fallacieux dans une certain mesure. (La première phrase est peut-être plus unique à la Louisiane, mais ce n’est pas la même chose—et d’ailleurs, ça peut aussi se dire au Canada.) Encore une fois, c’est une question de registre et de contexte, pas de dialecte. 

Par la même logique, on interprète trop souvent des traits verbaux modernes comme représentant du français louisianais comme entité monolithique (comme si une telle chose existait). Un exemple se trouve dans la distinction entre les mots « connaître » et « savoir ». Ceux qui connaissent des Franco-Louisianais sauront que les Louisianais ont tendance à employer « connaître » à la place de « savoir », mais dire que le français louisianais ne font aucune distinction entre ces deux mots serait faux. Ce qui est vrai, c’est que les Louisianais de nos jours ne font que rarement cette distinction à l’oral (mais il existe néanmoins certains exceptions ; « savoir » peut aussi se dire en Louisiane) ; mais la littérature, les journaux et les lettres louisianais démontrent que les Louisianais comprenaient très bien la différence entre ces mots et pouvaient employer l’un ou l’autre avec la même facilité que tous les autres francophones du monde. 

Cependant, certains diraient qu’il existe des différences entre le français louisianais standardisé des Créoles alphabétisés et le français standard de nos jours. Ont-ils raison ? Oui ; voici quelques petits exemples, dont les premiers sont typiques du français louisianais du XIXe siècle et les deuxièmes sont typiques du français standard moderne :

Créole de la Louisiane vs. Créole de Louisiane

à la Nouvelle-Orléans vs. à La Nouvelle-Orléans 

paroisse Vermilion (sans préposition) vs. Paroisse de Vermilion 

piastre vs. dollar

habitation vs. plantation 

banquette vs. trottoir 

etc.

Même dans la haute littérature on observe que ces louisianismes y sont répandus, et on peut donc conclure qu’ils font partie de même les registres les plus formels du français louisianais. Dans un monde idéal, on utiliserait de l’ancien matériel pour construire un français louisianais standard, comme il existe ce que l’on peut étiqueter un « français québécois standard », maintenu par l'Office québécois de la langue française, qui s'emploie dans certains contextes formels/académiques/gouvernementaux même s'il existe simultanément de nombreux parlers vernaculaires au Québec. Mais une telle œuvre n’existe pas, et on n’a pas le temps d’attendre que cela arrive. En tout cas, ce registre formel—que nous l’appelions « français louisianais formel », « français louisianais standardisé » ou le soi-disant « Plantation Society French »—ressemble souvent au français standard même plus qu’il ressemble au français vernaculaire de nos jours. Et il n’est pas de l’étranger : c’est la langue de Victor Séjour, Sidonie de la Houssaye, Rodolphe Desdunes, Alfred Mercier, George Dessomes, Victor E. Rilieux, tous les membres de l'Athénée Louisianaise et beaucoup d’autres.



En plus, nous devons nous avouer que le français louisianais s’est amoindri au commencement du XXe siècle. Et même si cela touche à un sujet sensible, on devrait aussi reconnaître que beaucoup de nos locuteurs natifs attribuent leur incapacité de comprendre un mot ou une phrase en français à une différence de dialecte plutôt qu’au fait que les Louisianais francophones de nos jours sont beaucoup moins exposés au français de tout sorte que leurs ancêtres. Il n’est pas logique de supposer que le même français qui suffisait clairement pour les soldats louisianais en France pendant la Deuxième Guerre mondiale n’est plus suffisamment compatible avec le français de France pour permettre à un Louisianais de comprendre le touriste belge qui demande un verre d’eau. 

Quel est le but de cette rédaction ? 

C’est pour tout cela que je crois que la refrancisation de la Louisiane peut et doit englober deux faces : une de préservation et une de restauration. On devrait viser à récupérer (ce mot est crucial) nos connaissances du français standard, qui fait également partie de notre patrimoine, sans perdre nos registres informels qui contribuent si beaucoup à notre culture moderne franco-louisianaise. Ce n’est pas seulement possible, c’est naturel, car c’est ainsi que vivaient presque tous nos ancêtres alphabétisés. Il ne faut pas choisir entre les deux. Le français standard n’appartient pas aux Français ; le français standard, comme a dit Léopold Sédar Senghor en plaidant pour la place du français dans un Sénégal postcolonial, nous appartient autant qu’à n’importe qui d’autre, et il est présent à chaque étape de l’histoire louisianaise. (En fait, rien d’autre que le français standard a été enseigné dans les écoles louisianaises.**) Et si le français standard ou un français standardisé s’agit d’un outil pour nous connecter à la francophonie internationale, ça n’empêche pas que nos parlers informels ont un rôle pas moins important à jouer : nous maintenir ancrés à notre patrimoine uniquement louisianais. Les deux sont destinés à coexister—se pousser et se tirer, comme ils faisaient autrefois. Il ne se présente aucun problème ni contradiction si l’on choisit de dire « nous-autres a » mais d'écrire « nous avons ». Les deux ne sont pas en compétition, et la courtepointe ne peut pas nous réchauffer s'il lui manque la moitié de ses carrés. 


Victor Séjour, premier écrivain afro-créole de la Louisiane (et des É-U)

Le Bourdon de la Louisiane a été fondé pour continuer la tradition de la presse écrite en Louisiane, et ses fondateurs (dont j’en suis un) ont pris une décision unanime de laisser ses auteurs déterminer leur propre façon d’écrire, qu’elle soit un français très vernaculaire, un français standardisé ou le français standard. J’appuie sans réserve cette décision. La Louisiane francophone avait besoin d’une presse ; il n’y en avait aucune ; et il fallait ne pas limiter nos auteurs dans la construction d’une gazette inclusive et gratuite qui représente la courtepointe de notre langue dans son ensemble. Cet article n’est donc pas destiné à plaider pour l’usage d’un français standardisé contre un français vernaculaire, mais il existe plutôt de faire reconnaître que le français standard ou standardisé fait aussi partie de notre patrimoine louisianais et qu’il ne devrait pas être considéré ni plus ni moins acceptable dans la communauté franco-louisianaise qu’un parler vernaculaire—sauf si nous avons envie de rejeter presque toute littérature louisianaise écrite avant les années 1960. 

En plus, depuis les années 1960, les Louisianais ont développé une riche tradition littéraire en langue vernaculaire, surtout en poésie, et je souhaite qu’elle continue. Parfois je l’essaye moi-même. Mais cela est encore une plutôt nouvelle technique que la plupart de nos ancêtres ne pratiquent pas, et cela souligne que l’avenir du français en Louisiane est une question non seulement de préservation mais également de restauration, car nous avons beaucoup perdu. On peut y ajouter sans soustraire. 

Nos ancêtres n’ont pas prêté allégeance à l’autel du français « standard » ou « louisianais ». Ils n’étaient que des Louisianais qui parlaient français, changeant de registre au besoin. Le français standard ne devrait pas (et ne doit pas) remplacer le français vernaculaire de la Louisiane, mais ce problème ne doit pas être considéré comme une question de tout ou rien. C’est une question de synthèse—comment restaurer les carrés que notre courtepointe a perdus, non pas comment remplacer les carrés qui ont survécu. 

C’est nécessaire que les Louisianais connaissent tous les registres de leur langue patrimoniale, non seulement le registre le plus haut ou le plus bas. Je dirais même que c’est notre droit de naissance. Cette situation se présente encore et encore à travers notre histoire ; chaque romancier, dramaturge, auteur de journal intime, officiel gouvernemental et commis juridique le fait très clairement. Nous devrions embrasser cette dualité, qui nous rend plus forts, pas plus faibles. 


Et je crois que nous pouvons créer un système qui met l’accent sur un parler standardisé ainsi que sur les parlers vernaculaires, un système dans lequel les deux sont vus comme également nécessaires, précieux et complémentaires. Même aujourd’hui, beaucoup de jeunes Franco-Louisianais parlent un français hybride, et je soupçonne que ça aussi n’aurait pas été trop inhabituel dans le passé. 


Alfred Mercier

Trop souvent je vois ce débat de français standard-français louisianais. Trop souvent je vois des Louisianais se retourner contre leurs frères et leurs sœurs, le snobisme et le snobisme inversé (et oui, ceux qui dénigrent les autres pour apprendre, parler ou écrire en français standard sont aussi des snobs à leur tour). Je ne prétends pas que ce n’est pas une question importante, mais ceux qui sont impliqués dans ce débat doivent se méfier de perdre de vue le problème principal—de peur que nous nous retrouvions tous à parler anglais à la fin. 


Comme a dit Alfred Mercier, écrivain et natif de la Louisiane : « Le jour où l'on cessera de parler le français en Louisiane, si jamais ce jour doit arriver—ce que nous ne croyons nullement—il n'y aura plus de Créoles ; le groupe original et puissant qu'ils formaient dans la grande famille nationale des États-Unis, aura disparu, comme disparaît, avec son goût et sa couleur, le vin que l'on noie dans le fleuve qui passe. » 


 

*Bien qu’il faille noter qu’il existait aussi des professeurs québécois parmi ces éducateurs qui ont assisté à instiller ce sentiment de honte chez les Louisianais. 

**Cela n’est pas à dire que le français louisianais vernaculaire n’a aucune place à l’école aujourd’hui, même s’il n’était pas enseigné dans le passé. C’est presque criminel que les étudiants louisianais sont plus exposés au français québécois ou belge que le français qui se parle dans leurs arrière-cours. C’est même plus absurde que ces mêmes élèves se fassent enseigner avec des manuels nationaux qui y incluent des extraits sur le verlan ou l’argot métropolitain mais n’ont rien à dire au sujet du français louisianais vernaculaire. Donc même si le rôle traditionnel des écoles (de n’importe quelle langue) est d’enseigner le registre standard ou formel, nous devons certainement trouver un moyen d’incorporer autant de français louisianais vernaculaire que possible dans le cadre du cours, surtout dans les modules d’enrichissement.

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