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Le sens de la révolution au XXIe siècle (I)

Dernière mise à jour : 23 mai 2019

Gabriel Laurence-Brook | Québec


Nous sommes la génération de la onzième heure, de la dernière chance. Celle pour qui le futur n’est plus ce qu’il était, pour qui demain représente un immense défi plutôt qu’une promesse de jours meilleurs. Alors que le problème se fait de plus en plus sentir, un mot commence à se faire entendre ; un mot qui ne s’était plus entendu prononcé sérieusement depuis des lustres, mais qu’on murmure maintenant dans quelques recoins, comme début d’esquisse d’une solution : « Ça nous prendrait une révolution ».


La révolution, gros mot s’il en est un. S’il s’agit pour certains d’une chose romantique, avec les grandes manifestations et les bannières rouges, ou pour d’autres d’un synonyme de violence, il n’est pas du tout question de cela ici. Non, la révolution qu’il nous faut ne sera ni romantique ni violente. D’abord parce que la non-violence et la pacification des mœurs sont probablement l’un des plus grands accomplissements de l’évolution de la civilisation. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas nécessairement de tout virer à l’envers, car il se peut que les institutions que les générations précédentes nous ont léguées nous permettent de changer en profondeur le monde dans lequel on vit, moyennant les efforts d’organisation suffisants et la volonté de la faire. Surtout que ces institutions ont elles-mêmes été bâties dans un contexte révolutionnaire, et pourtant en toute tranquillité.


Non, la révolution c’est d’abord dans son sens le plus commun un contexte historique, dans lequel on rend révolues certaines choses. Mais, comme le rappelle la philosophe Hannah Arendt dans son essai Sur la révolution, les premiers à avoir utilisé ce mot, dans le contexte des deux grandes révolutions américaine et française qui ont marqué le passage à l’époque moderne, l’ont fait avec une autre idée en tête.


Ce mot, « révolution », avait jusqu’alors le sens qu’on lui donne toujours en parlant de révolution de la Terre autour du Soleil, c’est-à-dire qu’on l’employait à l’époque comme une métaphore, qui évoquait non pas un grand bond en avant, mais plutôt une forme de renaissance, de retour vers une origine fondamentale, qui pour les « pères de la révolution » se trouvait dans la Grèce et la Rome antique, notamment dans l’expérience unique que fut la démocratie athénienne.


Selon cette analogie, les révolutions n’auraient rien de fondamentalement progressistes, elles consisteraient au contraire en un retour en arrière. Il en va de l’examen du présent à l’aune du passé, et d’un constat que quelque chose s’est perdu en cours de route.

En ce qui nous concerne, force est de constater que l’évolution récente du capitalisme financiarisé et mondialisé, malgré ses prouesses technologiques et son attrait culturel triomphant, nous a également fait perdre nombre de choses qui, autrefois, permettaient à la vie humaine d’avoir un sens. Le sens du commun, du plus grand que soi, le partage, la solidarité, la participation active à la vie politique sont autant de choses qui semblent avoir été mises à l’écart par un système qui carbure à l’atomisation des sociétés pour produire des consommateurs dociles.


On en vient donc au constat, par ailleurs peu intuitif, qu’il peut y avoir quelque chose de révolutionnaire ou de progressiste à vouloir revenir en arrière, et qu’en même temps l’une des tâches les plus essentielles de la révolution est de conserver et de protéger les acquis du présent qu’elle cherche à dépasser.


Mais la révolution entendue comme orbite peut aussi se comprendre comme la fin d’un cycle et le début d’un nouveau. Il y a cette idée que l’Histoire se répète, comme un éternel retour, et que les crises sociales se produisent à peu près dans les mêmes conditions, en produisant à peu près les mêmes effets, faisant subitement tomber les empires arrivés au paroxysme de leur opulence et de leur faste.


Rappelons qu’il y a un siècle, dans un contexte d’inégalités grandissantes et au plus fort de la Grande guerre, les deux révolutions russes de 1917, ou plutôt la révolution de février et sa récupération bolchévique, mettaient fin à la Russie des tsars, ce colosse aux pieds d’argile qu’on estimait encore une année plus tôt être le régime le plus stable d’Europe. Une douzaine d’années plus tard, le jeudi noir d’octobre 1929 mettait fin aux années folles et à leur exubérance, plongeant l’autre colosse américain dans une décennie de misère et dont il ne put se réchapper que par l’économie de guerre et le financement de la reconstruction européenne.


N’allons pas penser non plus que notre époque est particulièrement nouvelle. Creusement des inégalités, montée de l’isolationnisme, laissez-faire économique, surconsommation, bulles spéculatives, migrations massives, bouc-émissarisme de minorités religieuses : notre époque ressemble bel et bien à celle du début du XXe siècle. Si le passé n’est pas toujours garant de l’avenir, il n’en demeure pas moins qu’il y a lieu de penser que ces symptômes soient annonciateurs d’une crise qui se prépare en sourdine.


Le problème, comme le montre brillamment l’économiste Thomas Piketty dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle, est que nos institutions et conceptions sociales risquent d’être particulièrement mal adaptées à ce qui s’en vient, notamment en ce qui a trait au rôle que nous accordons à la croissance économique en matière de réduction des inégalités.

Nous tenons effectivement nos institutions et conceptions d’une période, celle de l’après-guerre, qui fut vraiment unique en son genre en matière de réduction des inégalités en ce que, pendant cette période, le taux de croissance de l’économie – et donc le taux de croissance des salaires des travailleurs – arrivait à dépasser le taux de rendement sur le capital. Autrement dit, pendant cette période, celle dans laquelle nos parents, nos professeurs et nos dirigeants ont grandi, il était tout à fait possible de gravir les échelons de la société par sa simple force de travail, puisque la valeur du travail arrivait à se maintenir au même niveau que la valeur produite par les placements financiers et autres valeurs rentières.


Mais cela ne fut possible que grâce à la deuxième guerre mondiale et au suicide de la société de rentiers européenne. C’est la destruction d’une quantité phénoménale de capital en l’espace de quelques années qui permit à toutes fins pratiques d’anéantir, pour un temps, la place prépondérante de l’héritage comme outil de reproduction des inégalités sociales. Ce temps tire maintenant à sa fin, et nous serons la génération qui aura à composer avec une recrudescence des inégalités, entre les gens qui auront hérité du capital de leurs parents, et ceux qui n’auront que leur travail à mettre sur le marché. D’ailleurs, ces inégalités ont déjà retrouvé le niveau qu’elles avaient au début du XXe siècle, avant que la déflagration des deux guerres mondiales ne vienne ramener de force un peu d’égalité dans le paysage social occidental.


La deuxième partie de cet article sera publiée bientôt.

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