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Et si les États-Unis avaient violé le traité de cession de la Louisiane ?

Thomas de La Marnierre | Québec En 1803, la Louisiane fut vendue par la République française aux États-Unis, et les Louisianais avec elle. À ce moment-là, il y avait un témoin privilégié de ces événements historiques, l’expert financier français Charles-César Robin. En 1802-1806, il fit un voyage à la Louisiane, en Floride occidentale, en Martinique et à Saint-Domingue. Il publia son récit de voyage en 1807 à Paris.


« Le commandant américain arriva, pendant mon séjour, avec une vingtaine de soldats; et il était si pressé de prendre possession, que, quoiqu’il fût déjà tard, il eut bien de la peine à attendre le lendemain matin. C’était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-sept ans, lieutenant ou sous-lieutenant, sortant d’une bourgade des États-Unis, dont l’éducation et les moyens étaient très-médiocres, qui venait dans ce poste éloigné [poste du Ouachita, fondé par des Canadiens (des Québécois en langue moderne), qui y vivaient encore] revêtu des pouvoirs étendus qu’avaient les commandans [sic] espagnols, pour gouverner des pères de famille dont quelques-uns étaient de vénérables vieillards, et parmi eux d’anciens militaires. Je fus très-surpris de ce choix, d’après mes idées sur le gouvernement circonspect des États-Unis. Ce qui m’étonna autant, c’est qu’il ne savait pas un mot de français, ni personne de sa troupe.


Après que le commandant espagnol, M. Cotard, eut rendu le poste, il disposa son départ, embarqua l’artillerie et autres objets appartenant à son gouvernement. Il me fit des instances amicales pour descendre avec lui; mais, pressé de m’en retourner, je pris les devans. J’arrivai à la ville [la Nouvelle-Orléans] après plus de quatre mois d’absence; les choses y avaient considérablement changé. La ville commençait à prendre un aspect plus propre; on relevait les rues, on nettoyoit les fossés, pour égoutter les eaux. Les boutiques se multipliaient; on construisait de toutes parts. Des Anglo-Américains arrivaient journellement. »

Robin remarquait que les Louisianais francophones craignaient l’arrivée des banques étatsuniennes, car ils n’avaient pas l’habitude du papier-monnaie, et préféraient les « piastres » mexicaines (on appelait ainsi en français le thaler allemand, la pièce de huit réaux d’argent de la Nouvelle-Espagne qui était basée sur le thaler et plus tard les dollars étatsuniens puis canadiens, dont le nom aussi vient de thaler).

Les citadins créoles de la Nouvelle-Orléans n’étaient pas enchantés de voir arriver cette horde d’avocats étrangers qui ne daignent même pas leur parler dans leur langue.

« Le gouvernement américain s’installait sur ces entrefaites; des étrangers, ignorant la langue, les mœurs et les lois du pays, obtenaient toutes les places. Les Louisianais éprouvaient alors les plus grandes difficultés pour communiquer avec les administrations; il leur fallait partout, jusque dans les tribunaux, des interprètes et les payer encore très-chèrement. Ils voyaient combien, par l’organe de ces chers interprètes, leurs idées, leurs motifs et leurs droits étaient mal interprétés; ils se plaignaient, s’agitaient, moins par les conséquences fâcheuses qui allaient en résulter pour l’avenir, que pour le mal actuel qu’ils en ressentaient. Des droits pesans [sic] de douanes, la prohibition de l’entrée des nègres, ajoutaient encore à ce mécontentement. »

C’est dans ce contexte que Robin réalisa le problème pressant de l’avenir de la langue française. À l’époque, il était évident pour eux que le français était la langue commune de la Louisiane et que l’anglais était une langue étrangère, mais pour la première fois, les nouveaux dirigeants semblaient ignorer cette évidence. Évidemment il faudrait aujourd’hui songer à ajouter à ce tableau les langues des Chactas, Chicachas, Natchez, Houmas et autres nations autochtones, dont certaines ont aussi adopté le français. Les Louisianais n’avaient que de bons mots pour leur quelque 40 années en tant que colonie de la Nouvelle-Espagne :

« On sait trop le reproche fait aux monarchies, répété si souvent, de ne pas tenir grand compte des traités qui lient les sujets à leur domination. Cependant, il faut le dire ici à la louange du monarque d’Espagne, ses soins paternels ne se sont pas démentis dans une possession de près de quarante années. Il a conservé, respecté les lois, formes et usages de la colonie bien au-delà de ce qu’on pouvait attendre. Les consciences, si captivées sous la redoutable inquisition, ont joui constamment à la Louisiane de la plus grande liberté; et les coupables tentatives de quelques prêtres pour établir le régime inquisitorial, pour étendre le régime inquisitorial, pour étendre seulement la puissance sacerdotale, ont été sévèrement réprimées par ce gouvernement. Les mœurs ont continué à être toutes françaises, et la langue française est restée la langue dominante du pays. Les ministres du culte, salariés par le roi d’Espagne, n’ont pas enseigné dans d’autres langues. La langue française a eu une telle part dans toutes les affaires, que les familles françaises n’ont point eu besoin de se former à l’usage de la langue espagnole, ni d’y faire élever leurs enfans [sic]. La langue espagnole ne s’immisçait guère que dans les affaires susceptibles de ressortir au gouvernement de la Havane ou à la cour d’Espagne; et les commandans [sic] des différents postes ne faisaient surtout usage que de la langue française; plusieurs même ignoraient la langue espagnole. En conservant à la Louisiane des formes étrangères à la domination espagnole, le monarque ne lui a pas moins témoigné une tendresse paternelle, puisqu’il suppléait par lui-même, pour les dépenses publiques, à la modicité des produits de la douane, seul genre d’impôt qui existât à la Louisiane. Les colons, reconnaissans [sic], se plaisent à se rappeler entre eux ces bienfaits, à en transmettre le souvenir à leurs enfans [sic]. »

Le problème désormais, c’est que les États-Unis ne semblaient pas être aussi respectueux que la Nouvelle-Espagne l’a été de leur langue, de leurs coutumes et de leurs lois. Robin lisait Le Moniteur de la Louisiane où quotidiennement, des abus juridiques étaient mentionnés. En effet, les lois de la Louisiane étaient les suivantes à ce moment : la Coutume de Paris, les Édits de Marly, le Code noir, la Nueva Recopilación de Castilla, la Recopilación de las Indias et les Siete Partidas, et sans doute aussi les nouvelles lois de la République française. Le droit étatsunien n’était pas en vigueur. Les Louisianais de cette époque ne connaissaient pas le droit étatsunien et ne pouvaient pas le connaître, vu que cela n’avait pas été traduit en français.

« Je n’exagère rien, toute la Louisiane a offert dans les contrées isolées surtout, les plus criantes vexations; d’ignorans cultivateurs étaient poursuivis, jugés, saisis, emprisonnés, sans savoir comment se défendre, et à la Nouvelle-Orléans même, où les abus devaient être moins révoltans. Voici un extrait de l’échantillon qu’en avait déjà publié un Français, homme de loi, M. Mahi-Desmontils. (Moniteur, 23 août 1804).

Dans le principe de l’établissement du tribunal, l’idiome originaire et prédominant dans le pays était le seul dans lequel les intérêts des citoyens étaient discutés; bientôt une nuage d’avocats, étrangers au pays, arrive; ils parlent un idiome étranger, et dès ce moment commence l’image vivante de la tour de Babel, une confusion telle, que peut-être il ne s’en est jamais vu d’exemples. Les droits d’une partie se plaident en anglais; les droits d’une autre se disputent en français. Les juges, pour la majeure partie, ne comprennent pas ce premier idiome, et le surplus n’entend pas le dernier. Les avocats ne se comprennent ni l’un ni l’autre; n’importe, ils plaident toujours, et les juges prononcent.

J’ai été témoin moi-même, qu’après un jugement rendu, et rendu en dernier ressort, M. Duncan, avocat américain, fit signer aux juges qui ne comprenaient pas l’anglais, et dans cet idiome, un avis tout-à-fait différent du jugement qu’ils avaient prononcé; cette confusion, cette cacophonie a porté des juges honnêtes à donner leur démission; ils ont été de suite remplacés par d’autres Américains encore; et dès-lors le surplus des anciens n’a plus voulu juger. La démission des uns, la retraite des autres, n’ont pu que donner lieu à de nouvelles incongruités. Les places vacantes ont été remplacées par des étrangers nouveaux-venus ne connaissant pas l’idiome du pays.

Dès ce moment, plus de frein aux abus les plus crians [sic]; la partialité la plus marquée s’est manifestée dans les jugemens [sic]. Si la cause existe entre un Louisianais et un étranger, le premier est assuré de se voir sacrifié à l’avarice et à la cupidité de son adverse. Je dis plus, il suffit que l’un des deux avocats soit Louisianais, et l’autre Américain, pour que la balance penche toujours en faveur de ce dernier.

Fretté, louisianais, avait obtenu au tribunal civil condamnation contre un anglais, nommé Patrick Morgan; ce dernier avait interjeté appel de ce jugement, qui avait été confirmé dans le tribunal supérieur du gouverneur Claiborne; eh bien, nonobstant ces deux jugemens [sic] en premier et dernier ressort, l’affaire avait été portée de nouveau devant le tribunal civil, un jour que deux juges, sur trois, étaient américains, le louisianais Fretté a été condamné. »

Ainsi donc, le non-respect du français comme langue commune et publique de la Louisiane faisait bien plus que juste entraver les communications. Cela causait de véritables irrégularités juridiques et faisait régner l’arbitraire légal. Robin fut en visite aux Attakapas et fut choisi pour faire partie du tout premier grand-jury de cette paroisse. L’accusé francophone ne pouvait parler avec l’avocat anglophone censé le défendre, le jury ne pouvait comprendre les plaidoyers en anglais et personne ne savait quelle loi était en vigueur : les lois françaises, castillanes ou étatsuniennes ? En effet, le crime avait été commis avant que la loi étasunienne puisse être en force. Il est également intéressant de mentionner que bientôt, dans Worcester v. Georgia (1832), le juge Marshall va reconnaître que les traités signés par les États-Unis avec les nations autochtones les reconnaissaient de fait comme des gouvernements étrangers ayant leurs propres lois et leurs propres frontières. Voyant l’urgence de la situation, Robin crut nécessaire d’écrire un long mémoire pour la défense du français, intitulé : La Langue Française doit-elle continuer à être pour la Colonie de la Louisiane la langue publique ? Ce mémoire disait que par le traité de cession de la Louisiane aux États-Unis de 1803, les États-Unis s’étaient engagé dans l’article 3 que les Franco-Louisianais soient « maintenus et protégés dans le libre exercice de leurs libertés, propriétés, et de la religion qu’ils professent » et qu’en outre ils jouissent « de tous les droits, avantages et immunités des citoyens des États-Unis ». Pour Robin, il était évident que les libertés de la Louisiane incluaient sa langue et ses lois. De plus, les irrégularités judiciaires signifiaient que les Franco-Louisianais n’étaient pas traités également aux autres citoyens des États-Unis. Aussi, puisque la Constitution des États-Unis n’écrivait nulle part que la langue anglaise devait être imposée, c’était contraire à la Constitution de faire comme s’il n’y avait de place que pour une seule langue. Il a parachevé son mémoire en mentionnant les réalisations de la France et comment une immigration française en Louisiane pourrait apporter cette contribution favorable aux intérêts des États-Unis.   

« En langue diplomatique on voit que la Louisiane n’est point une conquête abandonnée à des vainqueurs; que ce ne sont point des sujets achetés, mais que c’est un territoire cédé pour que les habitans [sic] participent, 1° à tous les avantages et immunités des citoyens des États-Unis; 2° et par amendement, pour être encore maintenus et protégés dans le libre exercice de leurs libertés et propriétés. »

Robin voulut faire imprimer son mémoire pour qu’il soit diffusé dans toutes la paroisses de la Louisiane, mais on lui demandait une somme exorbitante de 500 à 600 francs qui était au-dessus de ses moyens. Il tenta d’aller voir le rédacteur du Moniteur, M. Fontaine, mais celui-ci avait peur de publier quelque chose d’aussi subversif dans ses pages et demandait qu’il obtienne la permission du gouverneur étatsunien, ce que Robin trouvait contraire au premier amendement des États-Unis. Au même moment, les Créoles de la Nouvelle-Orléans commençaient à former une assemblée pour envoyer à la Chambre des Représentants une pétition pour faire valoir leurs droits, sous la présidence de M. Boré.

M. Boré eut vent du mémoire de Robin et fut très intéressé. Robin par contre vit tout de suite se dresser un potentiel danger qui mettrait en échec la tentative des Louisianais de défendre leur langue. Il expliqua en effet que le Congrès des États-Unis était tellement divisé en deux camps, nordiste et sudiste, que leur envoyer une pétition avec toutes les revendications en même temps était risquer de provoquer le rejet de la pétition entière puisque l’un et l’autre des partis seraient en désaccord avec une partie de la pétition. Robin trouvait également risqué que les riches Créoles parlent au nom de tous les Louisianais sans en même temps solliciter la participation de tous les Louisianais. Il fallait éduquer les autres Louisianais à propos de la gravité des intérêts en jeu.


« Mais si, au lieu de faire déployer aux Louisianais ce caractère public, vous vous bornez à les traiter, dans une assemblée composée seulement de quelques grands propriétaires, des intérêts de toute la colonie, et qu’ensuite vous vous contentiez de faire courir des envoyés pour obtenir des signatures de ces espèces d’arrêtés clandestins, vous n’aurez pas donné à vos signataires une grande instruction, vous ne leur aurez pas inspiré un grand intérêt à la chose; ils auront signé sur parole et sans connaissance, comme ils auraient signé le contraire si on le leur avait présenté. Ainsi le non-succès les affectera peu, et tous les États-Unis ne verront dans cette démarche qu’une intrigue de coterie; le gouvernement sera intéressé à le dire partout, les deux partis du congrès n’y donneront qu’une froide attention, les uns et les autres ne verront plus, dans la Louisiane, une colonie française pour être incorporée à l’union des États-Unis, mais un terrain acheté pour y établir à leur gré une colonie d’Anglo-Américains. »

Ce que craignait Robin arriva. Les Créoles emmêlèrent dans la même pétition leurs revendications légales, linguistiques, mais aussi, malheureusement, « la nécessité d’obtenir l’introduction des nègres ». Ils furent traités avec dédain par la Chambre des Représentants à Washington, qui les ignora pendant des semaines et des mois. Selon le Moniteur :

« Dans cette simple relation de faits, il ne sera que trop senti, sans doute, par tous ceux qui ont des principes de justice : qu’il nous suffise de dire que nous étions loin de nous attendre à être traités aussi arbitrairement dans le sanctuaire de la Liberté. »

Robin conclut donc :


« Si alors j’avais été en état de subvenir aux grandes dépenses d’expédier des courriers dans tous les comtés, afin d’y porter cet arrêté, de le répandre en même temps dans les journaux, de le faire appuyer par de vives observations, la révolution était faite par un seul individu. Dans ce moyen simple et expéditif, toute la Louisiane, pour conserver sa langue maternelle, suspendait les cours de justice, arrêtait la marche du gouvernem ent, et assurait pour toujours à la France un état lié à la fédération américaine il est vrai, mais un état qui, gardant son caractère français, n’aurait jamais cessé d’alimenter son commerce, etc.cet amas de lois bizarres, inconnues aux Louisianais, et qu’il leur était même impossible de connaître; ils n’auraient pas été livrés à de cupides et d’ignorans [sic] magistrats, souillés de tous les vices; toute la Louisiane n’eût pas été, d’un bout à l’autre, couverte des noires vapeurs de la terreur; et des nuées de gens de lois, se dispersant sur toute les campagnes, n’eussent pas, nouvelles harpies, tout corrompu de leur souffle impur, en se gorgeant du sang et de la subsistance de leurs timides habitants. »

Robin croyait qu’à lui seul, s’il avait pu imprimer et diffuser son mémoire, il aura pu créer un mouvement populaire de toute la Louisiane pour qu’elle exige ses droits linguistiques.


« Si alors j’avais été en état de subvenir aux grandes dépenses d’expédier des courriers dans tous les comtés, afin d’y porter cet arrêté, de le répandre en même temps dans les journaux, de le faire appuyer par de vives observations, la révolution était faite par un seul individu. Dans ce moyen simple et expéditif, toute la Louisiane, pour conserver sa langue maternelle, suspendait les cours de justice, arrêtait la marche du gouvernement, et assurait pour toujours à la France un état lié à la fédération américaine il est vrai, mais un état qui, gardant son caractère français, n’aurait jamais cessé d’alimenter son commerce, etc.


Et si des députés s’étaient alors présentés au congrès, appuyés ainsi de cette volonté fortement énoncée des Louisianais, cet altier congrès aurait-il osé avilir ces délégués, et les renvoyer sans presque entendre et en leur refusant tout ? »


Pour autant que je sache, le traité de 1803 est toujours en force aux États-Unis, donc il y a lieu de se demander si l’argumentaire légal de Robin tient toujours. Les États-Unis ont-ils violé leur engagement de respecter les « libertés » des Louisianais, libertés qui peuvent fort bien inclure celle d’utiliser leur langue comme langue officielle et publique de la Louisiane ? Cela vaut-il aussi pour les autres États dessinés dans les autres parties de cette Louisiane de 1803, soit le Montana, le Wyoming, le Colorado, le Texas, l'Ohlahoma, le Dakota du Nord, le Dakota du Sud, le Minnesota, l'Iowa, le Missouri et l’Arkansas ? Par les constitutions louisianaises depuis 1862 qui ont retiré au français son statut officiel, par les lois qui depuis 1821 en ont fait une langue dite « étrangère », les États-Unis n’ont-ils pas violé leur propre traité ? Il y aurait lieu de se demander si cela pourrait se défendre en Cour suprême.


 

Source : Charles-César Robin. Voyages dans l'intérieur de la Louisiane, de la Floride occidentale, et dans les îles de La Martinique et de Saint-Domingue, pendant les années 1802, 1803, 1804, 1805 et 1806, 1807, Tome 2, Paris, 1807, ch. LV, LVI et LVII. [disponible en ligne sur Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de France]

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