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La cadiennité : Un exceptionnalisme auto-dénigrant

Dernière mise à jour : 17 déc. 2019

Bennett Boyd Anderson III | Oxford, Angleterre


L’histoire qu’on se raconte en Louisiane va comme suit :


Nous sommes en 1755. Après avoir gagné la Guerre de Sept Ans, la Perfide Albion prend la décision d’expulser les colons français de l’Acadie. Des milliers de familles sont embarquées à bord des navires à destination de l’Europe ou des Treize colonies américaines. Ainsi commence le Grand Dérangement, l'exode des Acadiens de leurs terres ancestrales. Beaucoup mourront de froid et de négligence. 


Nous sommes maintenant en 1764. Les premiers Acadiens arrivent à la Nouvelle-Orléans depuis New York après un bref arrêt à la Mobile. Accueillis par les Espagnols, les nouveaux administrateurs de la colonie, ils s'établissent à l’ouest de la Ville. En 1765, deux cent Acadiens supplémentaires, dirigés par Joseph Broussard dit Beausoleil, quittent Saint-Domingue pour la Louisiane et s’installent dans le pays des Attakapas. Les Acadiens continueront d’arriver et de s’établir dans cette région jusqu’aux années 1800 (pendant lesquelles les derniers Acadiens arrivent de Saint-Domingue en fuyant la Révolution haïtienne), apportant avec eux notre langue française et la culture qu’on reconnaît aujourd’hui comme la « culture cadienne ».


Le Grand Dérangement

C’est une jolie histoire qui nous dit tout ce que nous avons envie d’entendre. Nous avons les oppresseurs anglais malicieux et les victimes français innocentes ; nous avons des familles séparées de leurs enfants. Beaucoup de morts. Et, avant tout, nous avons des gens simples et vertueux auxquels nous devons notre culture et notre histoire collective.


Malheureusement, la deuxième partie de cette histoire exagère le rôle des Acadiens dans la construction de la Louisiane moderne. Ceci est un mythe propagé, en partie par le CODOFIL, depuis les années 1960. Le Grand Dérangement était un événement réel et tragique, mais il ne représente pas la fondation de la culture franco-louisianaise.


La colonie de la Louisiane a été nommée et établie par les Français en 1682, et le sieur d’Iberville a fondé le Fort Maurepas, sa première habitation, en 1699. La Nouvelle-Orléans a été fondée en 1718. Par conséquence, il existait déjà une société coloniale développée en Louisiane quand les premiers Acadiens y sont arrivés en 1764, sans parler de ceux qui y sont arrivés plus tard. Les Acadiens, comme les Espagnols et les Allemands, se sont assimilés dans la culture créole dominante, pas l’inverse. La majorité de la culture franco-louisianaise, y compris la nourriture et la musique, a été développée ici en Louisiane et n’existe pas en France ou au Canada, et on ne peut donc pas la taxer d’« acadienne » même si les descendants des Acadiens déportés ont joué un rôle dans son développement. Si c’est natif à la Louisiane, c’est créole par définition. Alors pourquoi nous nous sentons si attachés à une histoire qui est tout à fait fausse ? 


Plan de la Ville en 1763

D’abord, il faut considérer que ce mythe soutient notre image de nous-mêmes. Les Louisianais, quels que soient leurs défauts, sont un peuple résilient. Nous habitons une région touchée par les ouragans et les inondations; nous tolérons un gouvernement tristement connu pour son niveau de corruption, et nous sommes donc parmi les États les plus pauvres des É-U. Et malgré cela, les Louisianais sont célèbres pour leur joie de vivre, leur culture riche et leur tendance à simplement hausser les épaules et continuer à travailler en cas de catastrophe. On ne lâche pas la patate. L’histoire du Grand Dérangement est donc attrayant parce qu’elle fournit une explication tragique, belle et commode à cette mentalité louisianaise. Nous voulons être fiers de nos ancêtres qui ont survécu une grosse tragédie, et nous aimerions penser que nous suivons cette tradition.


Un autre aspect du problème, c’est que les faussetés sont partout, et on est bombardé par l’idée que la cadienneté représente toute chose franco-louisianaise. Wikipédia considère « le cadien » comme synonyme du français louisianais, et le français acadien son ancêtre direct—mais comme on a vu, les Acadiens qui se sont installés en Louisiane après le Grand Dérangement n’étaient pas les premiers francophones de la colonie (qui a été fondée par les frères montréalais Iberville et Bienville), et leurs descendants ne sont pas non plus les seuls francophones de l’État. En plus, les Acadiens ne formaient jamais une majorité de la population coloniale francophone, et il est donc difficile de croire qu’ils sont entièrement ou même en grande partie responsables de l’état du parler louisianais actuel. (En 1795, la Louisiane espagnole a compté environ 48 000 habitants*, et seulement entre 3000 et 5000 Acadiens se sont jamais installés en Louisiane.) Oui, il y a beaucoup de similarités entre les parlers louisianais et acadien, mais cela est au moins un peu attribuable au fait que beaucoup des colons nord-américains venaient des mêmes régions de la France (c-à-d l’ouest et le nord-ouest) pendant la même époque (les dix-septième et dix-huitième siècles) et non pas parce que les Acadiens ont colonisé linguistiquement la Louisiane**.


Et cela m’amène à un autre point : personne ne parle « cadien ». On parle français. C’est une bizarrerie de la langue française qu’on se sente obligé de clarifier cela, car cette mentalité n’existe pas (ou existe de façon beaucoup réduite) chez les locuteurs d’autres langues. Les Américains et les Australiens ne parlent ni « American » ni « Australian » ; ils parlent « English ». Les Autrichiens et les Suisses germanophones ne parlent pas autrichien ou suisse ; ils parlent allemand. Les Argentins et les Mexicains ne parlent pas argentin ou mexicain ; ils parlent espagnol. Oui, il existe des termes clarificateurs—les Américains parlent « American English », les Suisses alémaniques parlent « Schweizerdeutsch »—mais ces parlers sont reconnus comme des variations légitimes et égales à tous les autres parlers de la langue en question. 


Pourquoi dit-on donc que les Québécois parlent simplement « québécois » ? Pourquoi dit-on que les Acadiens parlent « acadien » ? Et, le plus insidieusement, pourquoi veut-on dire que les Louisianais parlent « cadien » ?


Ceci reflète une mentalité colonialiste et hiérarchique selon laquelle les Européens et seulement les Européens sont capables de parler « le bon français ». Les sujets coloniaux ne parlent pas français, ils ne parlent que des patois corrompus (peu importe que ces corruptions soient souvent plus anciennes que les caractéristiques « correctes » du français moderne de France). Et nous les sujets coloniaux sommes d’accord : En Louisiane, les francophones se sentent donc obligés d’informer les touristes qu’ils ne parlent que « le français cassé » ou « le français cadien » et pas « le vrai français », c-à-d le français métropolitain, parce qu’ils ont été conditionnés par les Américains (et, trop souvent, les Européens) à croire que leur français est incompréhensible pour les non-Louisianais. Non, je crois que nous avons eu assez de ça. En Louisiane, on parle français. Nous sommes des Cadiens et des Créoles (et d'autres), mais on parle français. Pas cadien. On parle français. Rien de plus, mais aussi rien de moins.


Nous sommes louisianais—franco-louisianais, si on le préfère, mais louisianais avant tout. Et le mot « Cadien » n’est pas et n’était jamais assez descriptif et inclusif pour faire référence à toute la population francophone de la Louisiane. L’histoire des Acadiens et du Grand Dérangement est tragique et importante, et tous les Louisianais devraient la connaître, mais elle n’est pas l’histoire définitive de la Louisiane francophone.


Je suis cadien, et j’en suis fier. Mais je suis aussi beaucoup plus que cela. Nous sommes beaucoup plus que cela. Plus vite nous l’accepterons, plus vite on accepte et embrasse le fait que la Louisiane est un grand gombo culturel, mieux nous serons.



 

**On pourrait en dire autant du parler québécois, dont on a tendance à minimiser la similitude avec la Louisiane, et on minimise la contribution québécoise à la Louisiane : les Le Moyne (Iberville et Bienville) certes mais aussi tous ces forts et établissements fondés par des Québécois et tous ces migrants venus du Québec parfois aussi tard qu’au 19e siècle.

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